Le Roy Jucep, pionnier de la poutine depuis les années 1950
L'histoire culinaire d'un restaurant et d'un plat qui a façonné l'identité québécoise.
Aucun plat québécois n’est plus identifiable que la poutine, mais son origine—comme son trio essentiel de frites croustillantes, de fromage en grains qui couine et de sauce brune savoureuse—est tout sauf simple.
L’une des revendications les plus convaincantes vient de Le Roy Jucep, à Drummondville, un arrêt facile à mi-chemin entre Montréal et Québec. L’histoire de ce restaurant et de la poutine est passée de la légende locale à une source de fierté nationale, attirant l’attention du monde entier, depuis ses débuts modestes dans les casse-croûtes d’après-guerre de la province.


Photograph: Audrey-Ève Beauchamp / @audreyeve.beauchamp
Un chef formé et une institution locale
Avant de revenir à Drummondville pour ouvrir son restaurant à la fin des années 1950, Jean-Paul Roy avait perfectionné son art comme saucier au prestigieux hôtel Mont-Royal de Montréal. Son casse-croûte, Le Roi de la Patate, était réputé pour ses frites servies avec une sauce unique.

Le fromage en grains, un incontournable de la région, est rapidement devenu un favori des clients. Selon la légende, des habitués ont commencé à demander que leurs morceaux de fromage soient directement mélangés aux frites et à la sauce, donnant ainsi naissance à un plat qui ressemblait déjà à la poutine—seulement, sans le nom. À l’époque, on l’appelait simplement fromage-patate-sauce.

En 1964, Roy rachète le restaurant Orange Jucep sur le boulevard Saint-Joseph à Drummondville et le rebaptise Le Roy Jucep. Le concept du diner-drive-in séduit instantanément, et c’est là que le plat prend son surnom. Pour simplifier les commandes, le personnel commence à utiliser le mot « poutine », inspiré d’un terme québécois désignant un mélange un peu désordonné. L’appellation colle et s’impose dans le vocabulaire culinaire québécois.

Une rivalité amicale qui dure
« Il y a deux versions de l’histoire. Certains disent que les clients amenaient eux-mêmes leurs sacs de fromage en grains pour le mélanger aux frites et à la sauce. D’autres affirment qu’un cuisinier nommé Ti-Pout a commencé à tout mélanger pour eux. Quoi qu’il en soit, on croit que ça a commencé ici », explique Mathieu Lemire, chef cuisinier de Le Roy Jucep.
D’autres établissements, comme le Café Idéal de Fernand Lachance (devenu Le Lutin qui Rit) à Warwick, sont aussi cités comme sources possibles de la création de la poutine. Mais Le Roy Jucep se distingue en ayant façonné la poutine moderne telle qu’on la connaît aujourd’hui. Pour Roy, la sauce était l’élément clé, et il a même fait fabriquer des contenants plus robustes pour mieux conserver le mélange.


Photograph: Audrey-Ève Beauchamp / @audreyeve.beauchamp
En 1998, le restaurant va encore plus loin et dépose officiellement la marque « Inventeur de la poutine », ancrant son héritage. « Il y a toujours eu cette rivalité : Warwick ou Drummondville ? Mais on sait que c’est nous », affirme Lemire. « Même La Banquise a dit à une équipe de télé française venue faire un reportage sur la poutine : “Si vous parlez de poutine, vous devez aller à Le Roy Jucep.” On a eu des équipes de télé françaises ici plusieurs fois. C’est fou de voir jusqu’où l’histoire de Le Roy Jucep s’est rendue. »
Petit clin d’œil à cette compétition : sur le menu, une option s’appelle « La Warwick » et est décrite comme « frites et sauce dans un sac en papier brun », un clin d’œil moqueur envers l’approche de l’établissement rival.
« Eux, ils faisaient des frites avec de la sauce dans un sac brun et tu devais tout mélanger toi-même. Ils pensent avoir inventé la poutine comme ça », raconte Lemire. « Mais pour nous, c’est le mélange de tout qui compte. Ils ont peut-être contribué, mais la touche finale, c’est ici qu’elle a eu lieu. »
Quelle que soit l’histoire qu’on choisit de croire, la place de Le Roy Jucep dans l’histoire culinaire du Québec ne fait aucun doute.

Un pilier de l’histoire québécoise
« Savoir que tu gères le restaurant qui a inventé la poutine, c’est quand même quelque chose », dit Lemire. « C’est amusant. Quand tu rencontres des gens et qu’ils demandent d’où tu viens, je peux répondre : “Je suis le chef de Le Roy Jucep.” »
Natif de Drummondville et cuisinier depuis toujours, Lemire transmet sa fierté à son équipe. « Je dis aux nouveaux employés : “Soyez fiers de ce que vous faites ici. La poutine fait partie de l’ADN québécois, et vous travaillez là où elle est née.” »

Le Roy Jucep est bien plus qu’un simple casse-croûte : c’est une institution qui fait de Drummondville une étape incontournable des road trips au Québec. Avec son décor rétro et ses néons qui rappellent les diners des années 1960, il a su rester fidèle à son héritage tout en continuant d’innover.
Son plat phare, L’Originale, est toujours préparé selon la recette de 1964. Pour les curieux, un menu spécial propose chaque mois une poutine inédite.
« La poutine est un plat très simple, mais on essaie toujours de le pousser plus loin, d’ajouter quelque chose qui surprend », dit Lemire en riant.

« Parfois, on s’inspire des tendances sur TikTok, d’autres fois, ce sont les suggestions de l’équipe. Une fois, on a fait une poutine façon Jucep Burger, avec tout le burger et la salade sur le dessus. Et c’était vraiment bon. »
Mais Le Roy Jucep ne transige pas sur l’essentiel. La recette de sa sauce, élément central du plat, est jalousement gardée.
« C’est la recette originale. La même depuis le début. Elle est écrite sur une feuille de papier cachée quelque part—et seules trois personnes la connaissent », révèle Lemire.
« C’est comme la recette du Coca-Cola. Peut-être même deux feuilles de papier, dans deux endroits différents, juste au cas. Même moi, je ne sais pas où elles sont. »

Un incontournable de Drummondville
Depuis les années 1960, l’influence de Le Roy Jucep dépasse largement son menu. À l’époque, son service au volant était un véritable point de rassemblement, où les gens venaient manger, socialiser et célébrer.
Aujourd’hui, sous la direction de son propriétaire actuel, Laurent Proulx, l’établissement continue d’honorer son héritage avec des événements comme des rassemblements de voitures vintages et des festivités marquant les 60 ans de la poutine, solidifiant son statut au sein du patrimoine culinaire québécois.


Photograph: Audrey-Ève Beauchamp / @audreyeve.beauchamp
« Ici, à Drummondville, tout tourne autour de Le Roy Jucep. La ville ne serait pas la même sans lui », admet Lemire.
« On fait de la poutine et on en est fiers. C’est un petit trésor, honnêtement. C’est ce qui représente le Québec. Si tu parles du Québec ailleurs dans le monde, la poutine va être l’une des premières choses qui vient à l’esprit, sinon la première. »
